Romainmotier

La spiritualité des Pères du Jura : Une source de l’Eglise indivise.

Abbaye de Romainmôtier, fondée par les Pères du JuraUnion à Dieu par la prière et la solitude; union à Dieu à travers le service du frère dans lequel le Christ se cache; union à Dieu par la vie fraternelle dans une communauté. La Vie des Pères du Jura  rappelle les dimensions fondamentales de la spiritualité. Découverte de « nos » Pères de l’Eglise et du désert, trop méconnus en Suisse romande.

  

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1. Origine du monachisme jurassien

                     Les premiers monastères en Gaule furent fondés par Martin de Tours, dans la deuxième moitié du 4e siècle. Puis vers 400 on voit le début du monachisme en Provence, avec le monastère de Lérins fondé par Saint Honorat, et les deux monastères marseillais de Cassien. Ces communautés provençales ont émigré vers le Nord, jusque dans la région de Lyon.

            Or en 435, Romain, qui avait vécu dans un monastère de Lyon, décida de se retirer dans un lieu désertique du Jura, au confluent de deux rivières. Il fut bientôt rejoint par son frère  Lupicin, puis par des disciples de plus en plus nombreux. Ils fondèrent le monastère de Condadisco (Condat), sur l’emplacement de la future ville de Saint Claude et celui de Lauconne, aujourd’hui Saint Lupicin, où repose Saint Lupicin.[1] Les moines de ces monastères essaimeront jusque dans l’actuel Jura vaudois. C’est ainsi que le monastère de Romainmôtier, le plus ancien emplacement monastique de Suisse, fut fondé et garde le souvenir du nom de Romain. De même le plateau de Saint Loup garde la mémoire de son frère Lupicin.

            La Vie des Pères du Jura présente les actes des trois Pères, tous abbés du monastère de Condat, Romain, Lupicin et Oyend. Elle offre également de nombreux renseignements sur le style de vie monastique au 5e siècle ainsi que sur la spiritualité qui y était vécue. [2]

 

Romainmôtier et le plateau de Saint Loup

            La première mention d’une activité religieuse sur le plateau de Saint Loup date du 6e siècle. Un document du chapitre de Lausanne rapporte que du temps de l’évêque Marius, une Eglise consacrée à Saint-Didier se trouvait à côté de la grotte dite Balmeta. Au moment de la Réforme, le nom de St. Didier disparaît et fait place à celui de Saint-Loup. On ignore d’où vient cette substitution. Une hypothèse est qu’un autel de l’ancienne Eglise aurait été dédié à Saint Lupicin, pour garder la mémoire du frère de Romain, dont le monastère se trouve à quelques kilomètres.

Si la tradition de l’établissement d’un monastère dans la vallée du Nozon par Saint Romain est bien documentée, en revanche la tradition locale qui voudrait que Saint Lupicin aurait choisi la grotte pour vivre en ermite, puis construit un monastère, est plus tardive. Toutefois ce qui est établi est qu’une source, aujourd’hui perdue,  avec des vertus curatives jaillissait à cet endroit. Est-ce que les personnes venaient s’y soigner dès l’antiquité? On ne peut que le supposer. Plus tard, dès le milieu du 18e siècle, on construisit un établissement de bains, modeste au début, lequel fut transformé au 19e siècle en un hôtel, par la famille Juvet. C’est dans cet hôtel, qui avait fait faillite, que s’installèrent le 1er novembre 1852 les diaconesses, avec le fondateur de l’Institution, le pasteur Louis Germond. Le premier hôpital fut inauguré en 1897. Ce qui apparaît, à travers ce bref rappel historique, est que ce lieu est un lieu de prière et de soins, depuis fort longtemps.[3]

            Romainmôtier et la première installation monastique sur le plateau de Saint Loup remontent à l’époque de l’activité des Pères du Jura. Ces lieux ont  été touchés par leur spiritualité, dont nous allons tracer les grandes lignes.

 

2. La charité fraternelle, marque de la spiritualité des Pères du Jura

 

            La Vie des Pères du Jura insiste sur l’amour fraternel qui paraît avoir été alors, plus que l’ascèse, la méditation ou la contemplation, la note dominante du monachisme jurassien. La charité semble être la vertu majeure des Pères du Jura; c’est la conclusion à laquelle est arrivé François Martine, éditeur et traducteur de la Vita dans les Sources chrétiennes.[4] D’ailleurs, si celle-ci souligne cet aspect de la vie monastique, elle ne parle – curieusement – quasiment pas de la vie liturgique, sauf à quelques endroits où elle laisse deviner que la lectio divina et les offices monastiques rythment la journée des moines (130; 169).[5] Cet accent mis sur la vie fraternelle mérite d’être souligné et actualisé. C’est ce que nous ferons à la fin de cette étude.  L’amour fraternel fait grandir toutes choses, favorise l’union avec Dieu et organise au mieux la vie communautaire  Voyons cela de plus près.

 

1. Romain, modèle d’abbé vivant dans la charité.

 

            La Vita présente un portrait idéalisé de l’abbé Romain, très miséricordieux envers tous, d’un calme parfait, alors que son frère était plus sévère, pour corriger et diriger les autres, et d’abord envers lui-même (17).

            Voici un épisode significatif. Dans une grotte, Romain rencontre des lépreux, entre Genève et Agaune, c’est-à-dire Saint Maurice. La Vita nous dit comment s’exerça alors la charité de Romain, en prenant comme modèle celle de Martin de Tours, dont la vie racontée par Sulpice Sévère a influencé toute l’Antiquité chrétienne. Elle fut le « best seller » des 5e et 6e siècles. On retrouve son influence dans la Vita, en particulier l’insistance que l’on rencontre le Christ dans le pauvre, comme plusieurs épisodes la vie de Martin de Tours en témoignent.

             « Avec cette gentillesse particulière que l’on admirait en lui, il les salue de façon très aimable, les embrasse, comme l’eût fait Martin, et, dans un très saint élan de foi et de charité, leur donne à chacun un baiser. » (45-47)

            Au matin les lépreux découvrent qu’ils sont guéris. L’exemple de Romain est contagieux :

             « Grâce à ce modèle de perfection et de charité, tous les frères, dans les merveilles qu’ils accomplissaient, suivaient l’exemple qu’il offrait à chacun » (51).

            Cette image de l’abbé vivant dans la charité sera au cœur de la Règle de Saint Benoît.[6] Jusqu’au bout Romain est resté dans l’amour fraternel; il a vécu sa mort comme un instant fort de communion:

             « Terrassé par un mal violent, il manda les frères auprès de lui, et cette paix du Christ, qu’il avait lui-même gardée toute sa vie grâce à la pureté et à la douceur de son âme, il la distribua à la foule de ses héritiers, en embrassant chacun d’eux…Et pur de toute faute comme exempt de tout reproche, contemplant la mort avec joie, il expira » (60-61)

 

2. Saint Loup, un abbé » physiothérapeute ».

 

            Cette charité des Pères s’exerce plus particulièrement à l’égard des moines qu’ils ont à gouverner. Sévères quand il le faut, ils montrent plus souvent une tendre sollicitude et aussi beaucoup de tact et de psychologie. S. Lupicin entreprend de soigner, comme une mère soigne son enfant le pauvre corps d’un moine qui a péché par excès de mortification, de le rééduquer comme le ferait un physiothérapeute:

             « Tel un masseur, il se penche sur ce pauvre corps tordu et épuisé ; il l’étire en tous sens ; un à un, il lui assouplit les membres par des attouchements salvateurs ; le frère commence alors à étendre ses membres, à moitié engourdis encore… » « Il remet debout « l’âne » (le corps) de son frère… Il le fit renoncer à ce qui nourrissait sa vanité et, dès cet instant, lui rendit si bien la vie, quand il était à deux pas du tombeau, que ce frère vécut ensuite de nombreuses années encore, témoignant par sa survie et son activité du pouvoir miraculeux et de la charité de ce Père ».

            Saint Lupicin infirmier! Les diaconesses de Saint Loup ont de qui tenir!

            Par cet exemple Lupicin a enseigné la « voie royale », thème important dans le monachisme ancien, qui appelle à se tenir éloigné des excès:

            « Par un exemple évident et divin, il enseigna clairement que personne, dans la vie religieuse qu’il a embrassée, ne doit marcher parmi les escarpements de la droite ou parmi les déclivités de la gauche, mais au milieu, suivant la direction donnée par la « voie royale ».[7] (71-78)

            Nous sommes parfois étonnés combien le corps peut participer à l’expression de la fraternité, au moyen de gestes d’affection, qui nous semblent aujourd’hui déplacés. A deux frères qui voulaient s’enfuir, Lupicin

            « les nomme par leur nom, et, lentement, étend la main vers chacun d’eux, lui prend le menton, le caresse avec douceur, l’embrasse, puis, sans discourir davantage, il se remet à genoux et, dans son amour paternel, saisit les armes de la prière » (80-81)

 

3 Une communauté de guérison.

 

            Le monastère de Condat est devenu une communauté de guérison. Tant par la prière qui y est offerte aux personnes tourmentées par toutes sortes de maux, que par les soins infirmiers qui y sont prodigués. Sur le plateau de Saint Loup, le monastère de Saint Didier, qui avait une infirmerie, illustre également cette attention concrète aux besoins des personnes. C’est une spiritualité incarnée, qui a pour but le soulagement de maux de toutes sortes. Le souci de la santé fut toujours présent dans l’Eglise. Elle a pris au sérieux cette dimension en mettant en place des structures sanitaires. D’autre part les guérisons manifestent l’avènement du Royaume de Dieu; ils sont des signes de la présence du Christ ressuscité. C’est ainsi qu’à Condat:

            « On  amenait des hommes tourmentés par les démons ou par les autres fantômes diaboliques, afin que la prière des saints, jointe à leur propre foi les guérît; on amenait des fous et des paralytiques. La plupart de ces malades, après avoir recouvré la santé, retournèrent chez eux; mais d’autres restèrent au monastère, observant jeûnes et veilles avec tant de componction que, par un admirable retour des choses, ils chassaient désormais des possédés, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, le diable avec ses satellites et ses ministres, et que ceux qui voyaient cela s’écriaient: – C’est vraiment là un changement dû à la droite du Très-Haut ». (15)

            Ce passage nous fait mieux comprendre pourquoi ces monastères ont été des pôles d’attraction à leur époque. Les gens y accourent car la foi et l’amour fraternel vécus dans ces communautés guérissent et provoquent des changements de comportement. Les Pères ne sont pas des thaumaturges isolés d’une communauté. S’il y a des miracles, ils sont des grâces du Seigneur présent au milieu d’une communauté unie dans son nom, c’est-à-dire dans la foi et l’amour fraternel. C’est ainsi que ces monastères deviennent des lieux de l’Esprit:

            « Le bienfait des miracles éclate d’une manière toute particulière dans les lieux reconnus comme le séjour de la grâce, parce que les mérites d’hommes unis dans la foi y font converger de façon plus habituelle les faveurs divines ». (161)

 

4 Un art du vivre ensemble proposé par les Pères du Jura

 

            Au fil de la lecture de la Vita se précise un climat spirituel, régnant dans la communauté. En regroupant les passages, on arrive à dessiner un vrai petit traité de la convivialité. En voici quelques traits:

 

4.1 Une charité qui n’exclut personne:

            Parce que Dieu nous a aimés en premier sans exclure personne, sans attendre que nous l’aimions, l’abbé Oyend adressait sa charité à tous:

             « Jamais il ne fit acception de personnes : il embrassait les pauvres aussi bien que les riches ; les uns et les autres étaient admis en sa compagnie, pouvaient s’asseoir à ses côtés ». (173)

            Prêcher par l’exemple, tel était le principe d’Oyend :

            « Il n’enseigna jamais rien d’autorité, sans avoir auparavant illustré le précepte par son exemple ou par son travail » (171)

            Cette dimension de l’amour sera approfondie par la Règle de Saint Benoît. Parce que l’amour évangélique s’adresse à tous, la Règle souligne l’égalité entre tous les membres du monastère: « L’Abbé ne fera pas de distinction entre les personnes. Que sa charité soit égale pour tous« .[8] Les moines apprennent à être les premiers à aimer. S’il y a une primauté de l’abbé, c’est celle d’être à la tête d’une « révolution d’amour ». A la fin, la Règle parle de la charité comme norme des relations entre les frères: « Ils  se préviendront d’égards les uns les autres, ils se témoigneront un chaste amour fraternel ».[9]

           

4.2 Se réjouir des dons de l’autre.

 

            Un autre secret de la vie communautaire est de célébrer les dons reçus par l’autre frère, surtout les dons spirituels :

             « La découverte, chez un frère, de la simplicité et de la pureté lui procurait plus de plaisir que la conscience de son habileté personnelle et de sa philosophie ». (112)

            Pour faire ainsi une place à l’autre, cela exige la vertu d’humilité, qui considère les autres comme plus grands et importants que soi:

            « (Oyend)  méditait, non sur sa valeur présente, mais sur l’abîme qui le séparait encore de la perfection, comme s’il était le plus méprisable que tous, le plus petit de tous » (167)

 

            En revanche, le principal obstacle de la vie fraternelle est l’orgueil, qui peut prendre le frère le plus humble, le plus obéissant et le plus doux. Dans un texte, qui ne manque pas de perspicacité psychologique, la Vita décrit le travail de l’orgueil dans une âme:

            « Le diable agit peu à peu, graduellement : il jette en son cœur un étincelle d’orgueil, née du sentiment de sa valeur ; quand il le voit flamber, vite il enflamme contre lui certains frères, piqués au vif à la suite d’une discussion ; ceux-ci attisent quotidiennement le feu de cette âme déjà échauffée par l’orgueil ; d’autres individus cependant, avec les chaîne de leurs beaux discours et les liens séducteurs du siècle, le tirent hors de la communauté et l’exhortent à ne plus supporter de tels personnages, mais plutôt à tout quitter » (88)

 

            Un autre danger qui menaçait l’unité en Christ est la jalousie :

            « Partout fleurissait à cette époque, ou plutôt partout fleurait la bonne odeur des serviteurs de notre Seigneur Jésus-Christ : car aucun d’eux n’était en proie à l’insidieuse jalousie ; aucun n’était déchiré par la haine vorace ; oui, tous n’étaient qu’un, parce que tous appartenaient à l’Unique » (111, cf  Jn 17,22).

           

4.3 La communion des âmes et des biens

            Les Pères du Jura n’allaient seuls pas vers Dieu. Il leur importait de communiquer leurs expériences pour susciter l’union des coeurs. Ils communiaient par des partages spirituels; le partage des biens et l’entraide en sont les signes. Ces deux textes le disent de manière touchante:

            « Contents de leur dénuement, ils pratiquaient avec une telle ferveur l’union des cœurs dans la charité et la foi que, si un frère, ayant reçu un ordre pour quelque tâche, était sorti par un temps froid, ou s’il venait à rentrer tout trempé par une pluie hivernale, chacun à l’envi quittait un vêtement plus agréable ou plus sec ou retirait ses chaussures afin de vite réchauffer et réconforter le corps de son frère, plutôt que de songer au sien » (113)

             « Selon l’usage des temps apostoliques, personne, absolument, ne disait : « Ceci est à moi » : la différence entre l’un et l’autre résidait dans la seule propriété du nom, et non dans la considération de la fortune ou de la noblesse » (112)… « Tout, en tout, appartenait à tous » (170)

 

 4.4. Se nourrir l’esprit

            La lecture quotidienne des règles de S. Basile et S. Pachôme, qui insistent tant sur l’amour fraternel (174) maintenait les moines dans une tension permanente vers le Christ. Cependant c’est la règle de Saint Cassien, qu’ils préféraient, car elle était mieux adaptée à leur situation:

            « Tout en lisant quotidiennement ces Règlements, c’est celle-ci que nous nous attachons à suivre, parce qu’introduite en fonction du climat du pays et des exigences du travail; nous la préférons à celles des Orientaux, parce que, sans aucun doute, le tempérament peu endurant des Gaulois la suit plus efficacement et plus facilement ». (174)

            Et, puis, bien sûr à la source de la vie communautaire, il y a la grâce du Christ: l’écoute de l’Evangile à travers la Lectio divina et sa célébration dans les offices. Les Pères du Jura veulent d’abord être disciples de la Parole, l’écouter, la lire, la prier et la célébrer et la mettre en pratique. Voici ce qui est dit de Saint Oyend, pour qui la méditation de l’Evangile et  la prière contenaient la joie du ciel et une anticipation du paradis :

            « La lectio lui procurait un tel réconfort, qu’il lui arrivait très souvent, pendant qu’on lisait au réfectoire, d’être subjugué par l’amour des biens futurs et d’entrer dans une sorte d’extase, au point d’en oublier la nourriture placée devant lui; une joie profonde s’emparait de lui: méprisant la pérégrination de la vie présente, il aspirait ardemment au droit de cité préparé dans la patrie céleste ». (169)

            « Et personne  ne le vit jamais, durant l’assemblée de jour ou durant celle de la nuit, sortir avant la fin. Si la nuit, pour prier plus longuement et dans le secret, il venait à l’oratoire longtemps avant les autres, en revanche, quand tous étaient partis, il n’en continuait pas moins, appuyé sur son banc, à se nourrir spirituellement par une longue oraison. Et, quelle que fût l’heure, il sortait de là et abordait les frères avec un visage réjoui et épanoui, tout comme les autres hommes, une fois leur ambition satisfaite, ont d’ordinaire le visage inondé d’une joie débordante ». (130)

                       

3. La charité fait fleurir la vie communautaire.

            Quels sont les fruits de cet art de la convivialité vécu par les Pères du Jura? Nous les avons vus : les gens accourent au monastère devenu une communauté de guérison et de réconciliation. Puis, un autre fruit est celui du rayonnement vers l’extérieur. L’amour et l’unité vécus dans la communauté la font grandir et essaimer:

            « Issue de deux fondateurs, la sainte communauté, comme une moisson très abondante, destinée à coup sûr à remplir les greniers du Seigneur, et encore épargnée par l’ivraie malfaisante, se développant dans l’unité de la foi et de la charité, au point que l’on voyait ces loges suffire à peine au logement de ceux qui y étaient déjà logés. Alors les essaims vénérables des pères se dispersèrent de tous côtés, comme d’une ruche pleine, projetés au loin par le Saint Esprit, si bien que non seulement les régions reculées de la province de Séquanie, mais beaucoup de contrées éloignées, un peu partout, se remplissaient par la sainte propagation de cette race divine, de monastères et d’églises ». (16)

 

            Innombrables ont été les fondations nées du charisme de charité vécu par les trois Pères fondateurs du Jura. Notre contrée leur en est redevable. Une des institutions intéressantes est un monastère féminin, dont la « mère » a été la propre sœur de Romain et Lupicin (60), et que la tradition a appelé Yole. Laissons la conclusion à François Martine:

       « Cette attentive et intelligente charité des Pères du Jura pour leurs moines possède sa nuance propre, mais elle annonce, dès le 5e siècle, ce que sera l’idéal de l’abbé dans la Règle de S. Benoît…L’importance de la charité dans la spiritualité de Condat en général, dans les rapports entre les frères aussi bien que dans le gouvernement des abbés, manifeste l’inspiration néo-testamentaire et profondément évangélique du monachisme jurassien ».[10]

 

4. Spiritualités anachorétique et communautaire.

 

            L’histoire des Pères du Jura a commencé par l’établissement de Romain dans les forêts jurassiennes. Cet homme, à la suite des pères du désert d’Egypte et de Cassien, a tout quitté pour chercher Dieu. L’anachorétisme met en lumière le primat de Dieu, qui veut être aimé de tout notre cœur et notre force. Il souligne aussi la radicalité d’une vie appelée à suivre le Christ. Cet idéal ascétique fait de solitude et de prière est resté vivace dans la spiritualité des Pères du Jura, comme le montrent les passages de la Vita qui relatent les longues veilles de Lectio divina et de prière des Pères.

            Mais Romain a fondé une communauté. Il est devenu son premier abbé, suivi par son frère Lupicin. Comme la Vie des Pères du Jura le montre, les valeurs de la vie cénobitique sont exaltées. Ce chemin plus communautaire se lit sous une forme narrative dans la Vita. Pour sa théorie, il faut se tourner vers la règle de Basile de Césarée et surtout vers Augustin d’Hippone. Ce dernier a trouvé son inspiration dans la communauté des premiers chrétiens à Jérusalem, dans la famille de Nazareth et dans la communauté itinérante des disciples autour de Jésus. Il a cherché l’archétype de la vie communautaire dans la vie d’unité dans la diversité vécue par la Trinité. Toute sa règle conduit à revivre la dynamique de la première communauté chrétienne.[11]

            Ces deux grandes orientations de la vie spirituelle – la voie individuelle et la voie communautaire – seront synthétisées dans la Règle de Saint Benoît. On y rencontre l’élan anachorétique, qui y revient constamment, comme une nostalgie profonde. Cependant l’idéal de la communion a pris de plus de en plus de place, créant une communauté désireuse de revivre la vie des premiers chrétiens, d’avoir « un seul cœur et une seule âme ». Cette deuxième orientation entre de manière décisive dans la règle de Benoît. Elle était toutefois déjà bien présente dans la spiritualité des Pères du Jura.  

 

5. Actualité de la spiritualité des Pères du Jura

            Union à Dieu par la prière et la solitude; union à Dieu à travers le service du frère dans lequel le Christ se cache; union à Dieu par la vie fraternelle dans une communauté. La Vie des Pères du Jura  rappelle les dimensions fondamentales de la spiritualité. Celle-ci est comme un triangle où les trois angles sont Dieu, le frère et moi.

            La spiritualité individuelle souligne la valeur du silence, de la solitude et de la prière pour arriver à la communion avec Dieu. Elle suppose le renoncement pour le rencontrer. Mais l’union avec Dieu dans la prière serait incomplète si elle n’est pas accompagnée du service envers le frère et la sœur et de la communion fraternelle. Dans le frère et la sœur, le Christ nous attend. La vie des Pères du Jura nous enseigne que l’amour de Dieu passe à travers l’amour des frères et que cet amour conduit également à l’union avec Lui.

            En lisant ces textes, mal connus chez nous – nul n’est prophète en son pays! – on peut méditer sur une spiritualité qui intègre les dimensions de contemplation, de service et de communion. Une spiritualité individuelle, où l’accent est mis sur la contemplation n’est pas  à opposer à une spiritualité de service.

            Aujourd’hui, plusieurs signes nous montrent que l’attention des chrétiens se centre sur la vie fraternelle, comme voie d’union avec Dieu. Dans un temps de fragmentation et d’individualisme, on prend conscience de la force d’une spiritualité de communion. Alors que les « autres » étaient parfois considérés comme un obstacle à éviter, ils deviennent plutôt un chemin pour susciter notre communion avec Dieu. Les Pères du Jura nous enseignent ce regard du cœur pour discerner la lumière du Christ dans le visage du frère, tout en l’accueillant dans la prière.   

             


[1] Sur Saint les reliques de Saint Lupicin : Sébastien Bully et Morana Causevic-Bully, « Saint-Lupicin (Jura), église Notre-Dame de la Nativité. Sondage archéologique à la croisée du transept », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre [En ligne], 12 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2008, Consulté le 23 février 2010. URL : http://cem.revues.org/index6582.html,

[2] Vie des Pères du Jura, Cerf, Paris, 1968, Sources chrétiennes No. 142.

[3] Cf. Dictionnaire historique du Canton de Vaud, Lausanne, Rouge éd. 1921, Article St-Loup, pp. 602-604

[4] Op. cit. pp. 89-91

[5] Les chiffres entre parenthèses renvoient aux parties de la Vie des Pères du Jura.

[6] Cf Adalbert de Vogüe, La communauté et l’Abbé dans la Règle de Saint Benoît, Desclées, 1961.

[7] Sur la voie royale, voir J. Leclercq : L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris , 1957, p. 102-5. La via regia dans Nombres 21,22 est interprétée comme la vertu de discrétion.

[8] Règle de Saint Benoît, 2,16.22

[9] Ibid, 72,4-11

[10] Op.cit. p. 91

[11] Cf. Fabio Ciardi, Koinonia, Nuova Citta, Roma, 1994. 


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