La répétition du péché de Caïn

Comment ne pas évoquer la guerre en Ukraine ? Le 24 février 2022, l’archevêque de Kiev et de toute l’Ukraine Onuphre a adressé un appel qui se réfère au récit de Caïn et Abel :

« Défendant la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine, nous nous adressons au Président de la Russie et nous lui demandons de cesser immédiatement la guerre fratricide.

Les peuples ukrainien et russe sont sortis des fonts baptismaux du Dniepr et la guerre entre ces peuples est la répétition du péché de Caïn, qui par jalousie tua son frère. Une telle guerre ne trouve sa justification ni devant Dieu, ni devant les hommes ».1

Le récit de Caïn et Abel revient à notre esprit à chaque fois que la violence se déchaîne.

Relisons ce texte qui peut nous donner un éclairage dans la situation actuelle ! Au cours de cette lecture, je soulignerai cinq mystères.

 

Le mystère du choix de Dieu

Qu’est-ce qui a provoqué la violence de Caïn contre son frère ?

Ce récit commence par le fait que Dieu décide de donner sa faveur à l’offrande d’Abel plutôt qu’à celle de Caïn. (Genèse 4,4-5)

Pourquoi ? Le texte ne le dit pas explicitement : Dieu accepte l’offrande d’Abel, mais pas celui de Caïn, sans donner de raison.

C’est le premier mystère de ce texte : le mystère du choix de Dieu. Dieu décide de favoriser qui il veut. Devant ce mystère Paul s’écrie en se référant à deux autres frères, Jacob et Ésaü : « Il fut dit à Rébecca : L’aîné sera assujetti au plus jeune ; selon qu’il est écrit : J’ai aimé Jacob et j’ai haï Ésaü. Que dirons-nous donc ? Y a-t-il en Dieu de l’injustice ? Loin de là ! Car il dit à Moïse : Je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde, et j’aurai compassion de qui j’ai compassion » (Rom 9,12-15 ; cf Ex 33,19).

 

Le mystère de la foi

La lettre aux Hébreux dit que c’est grâce à sa foi que le sacrifice d’Abel était meilleur que celui de son frère Caïn. Elle considère Abel comme le premier persécuté à donner sa vie par fidélité envers Dieu. (Hébr 11,4)

On est renvoyé ici à un deuxième mystère : le mystère de la foi. (I Tim 3,16) Pourquoi habite-t-elle le cœur d’Abel et pas celui de Caïn ?

La conséquence de la fermeture du coeur de Caïn envers Dieu est qu’il « fut très en colère et son visage fut abattu » (Gen 4,5).

En Caïn brûle une violente haine. Une haine qui se voit même sur son visage.

Peut-être que cette haine vient du manque de reconnaissance que Caïn a vécue quand son offrande n’a pas été agréée.

Caïn est un homme blessé, il n’arrive pas à maîtriser sa douleur provoquée par ce manque de reconnaissance. Sa frustration verticale (contre Dieu) produit en lui une violence horizontale (contre son frère).

Le manque de reconnaissance provoque la violence. Nous sommes tous malades de ce manque. C’est pourquoi il est si important de reconnaître les contributions de nos prochains.

Il faut beaucoup de foi et de confiance pour surmonter la douleur de la non-reconnaissance. Foi qui n’habitait pas le cœur de Caïn, mais celui d’Abel.2

 

La foi et la garde du cœur

Mais Dieu appelle Caïn à la foi, à croire en la vérité de ce qu’Il lui dit. Il l’avertit du risque qu’il court en se laissant gagner par la colère. Il le supplie de dominer le péché : « Le péché tapi à ta porte te désire. Mais toi domine-le ! » Avant qu’il soit trop tard, il voudrait lui montrer une solution.

C’est un appel à « garder son cœur plus que tout, car de lui jaillissent les sources de la vie » (Prov. 4,23).

Les Pères de l’Église ont appelé cela la pratique de la « garde du cœur ». Évagre, un des Pères, disait : « Sois attentif à toi-même, sois le portier de ton cœur et ne laisse aucune pensée y entrer sans l’interroger. »

Et Jean Damascène écrivait dans son « Discours utile à l’âme » : « Que les pensées nous troublent ou pas fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous. Mais qu’elles demeurent ou pas en nous, qu’elles suscitent les passions ou pas, fait partie de ce qui est en notre pouvoir ».

On appelle cela aujourd’hui « l’écologie intérieure ». S’il faut prendre soin de la nature, il faut aussi être attentif à son âme. Nous serons toujours le théâtre de sensations et de pensées, la question est : qu’est-ce que j’en fais ? « Face à une pensée, rappelle Jean-Guilhem Xerri, l’homme a plusieurs possibilités : y consentir ou non, l’alimenter ou lui résister ».[3]

Oui, il faut garder son cœur plus que tout, parce que c’est dans nos cœurs que naissent les guerres ou la paix, comme le proclame le préambule de l’acte constitutif de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) : « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».[4]

Cette phrase a pris une actualité saisissante avec les derniers événements en Ukraine !

Dans un récent message au sujet de la guerre en Ukraine, le théologien russe Michel Stavrou, doyen de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris, écrit : « En tant que chrétiens, nous sommes appelés à faire descendre cette vérité dans nos cœurs afin d’éviter, autant que possible, de nourrir l’escalade du conflit et de la guerre. Il nous revient désormais, en fuyant les passions mortifères, de renoncer à l’esprit de discorde du Prince de ce monde, et de prier le Christ notre Dieu pour la paix en communion avec tous les saints de Russie et d’Ukraine, avec les centaines de milliers de martyrs du 20e siècle qui, à l’exemple des saints souffrants Boris et Gleb, ont préféré suivre le Christ – le Serviteur souffrant – et offrir leur vie plutôt que de prendre celle des autres ».[5]

 

Le mystère de l’iniquité

Le récit de la Genèse dit que le péché est comme un fauve « tapi à la porte. » Le mot « tapi » en hébreu est robès : « prêt à bondir sur le passant comme le démon rabisu chez les Babyloniens » (Genèse 4,7).[6]

Ce verset ne parle pas tant du péché comme une disposition intérieure, mais plutôt comme « une puissance objective qui se tient simultanément hors de l’homme et au-dessus de lui et qui désire ardemment s’en emparer ; il doit le dominer et le maintenir asservi ».[7]

Paul appelle à ce que le soleil ne se couche pas sur notre colère (Eph. 4,26), car la colère peut ouvrir notre cœur à l’action de cette bête tapie à sa porte. Et, un peu plus loin, il identifie cette bête aux « manœuvres du diable » contre lesquelles il faut se protéger en saisissant « l’armure de Dieu » : vérité, justice, paix, vie dans l’Esprit saint et la Parole de Dieu, prière incessante. (Eph 6,10-17).

Martin Luther a écrit que « dans la colère politique, il y a une trace de la nature humaine…Cette rage est clairement une rage diabolique ».[8]

Y-a-t-il une « rage diabolique » dans la guerre actuelle en Ukraine ? Je n’en doute pas. Comme dans toute guerre, d’ailleurs –  il y a aujourd’hui 60 guerres en cours dans le monde, dont beaucoup sont oubliées.[9]

La guerre relève du diabolique en ce qu’elle est irrationnelle. Elle est ultimement un mystère qu’on ne peut expliquer rationnellement…Et c’est le troisième mystère : le mystère de l’iniquité (2 Thess 2,7).

Rappelons que chez les premiers chrétiens, il n’y a aucune légitimation de la « guerre juste ». Pour Jean Chrysostome : « Faire la guerre les uns contre les autres…c’est faire de la place au diable…car jamais le diable n’a autant de place que dans nos inimitiés ».

On sait très bien que la guerre est la mère de catastrophes humaines et n’apporte aucunement la prospérité. Alors pourquoi se laisser entraîner dans sa spirale infernale ?

Antoine Nouis relève que la guerre est un engrenage qu’on a appelé « l’effet Lucifer » :  

« Dans les situations de violence, arrive un moment où les individus perdent leur capacité de jugement. Si la Bible a personnalisé le mal sous le nom de Lucifer, c’est pour nous rappeler que ce dernier a une puissance de fascination qui peut, à certains moments, prendre possession de la personne. Puisqu’il y a du diabolique dans la guerre, il ne faut pas essayer de pactiser avec elle, mais lui opposer un interdit moral et spirituel ».[10]

Lucifer est le maître de l’irrationnel et de l’absurde. Dans la Tentation de Saint Antoine, le saint homme demande au démon quelle est la raison de toutes les attaques qu’il subit. Ce dernier lui répond : « il n’y a pas de raison ».

Cette réponse reprend ce que Jésus a vécu quand il a été confronté à la haine de ses ennemis. Il a cité cette parole d’un psaume « Ils m’ont haï sans cause » (Ps 35,7 ; Jean 15,25).

La haine nous aveugle et nous entraîne dans un cercle vicieux et irrationnel.

Dans la parabole du roi qui part en voyage pour se faire introniser, « les gens de son pays le haïssaient » et refusent qu’il règne sur eux. (Luc 19,14) On devine bien dans ces ennemis les autorités du temps de Jésus qui se sont liguées contre lui et qui se laisseront entraîner par « la puissance des ténèbres » (Luc 22,53), la bête tapie à leur porte.

Que fait le roi de cette parabole devant la haine de ses ennemis ? Il ordonne ceci : « Quant à mes ennemis qui n’ont pas voulu de moi comme roi, amenez-les ici et exécutez-les devant moi » (Luc 19,27). Les ennemis sont trucidés comme lors des vengeances et des mises à l’interdit dans certains textes de l’Ancien Testament !

Le roi se laisse-t-il aussi entrainer par cette bête de la vengeance et du ressentiment ?  Comment est-il possible que Jésus s’identifie à un tel roi ?

François Bovon voit ici « un dérapage allégorique ». La justice est certes le propre du roi. Mais ici ce sont les représailles et l’oppression qui prennent le dessus. Un certain triomphalisme chrétien n’hésitera pas à les justifier.[11]

Pour bien la comprendre, il faut lire cette parabole dans son contexte : elle se trouve juste avant l’entrée de Jésus dans Jérusalem. Il est alors acclamé comme roi. Mais c’est un roi doux et humble de cœur monté sur ânon. Un roi qui aurait le pouvoir de défaire ses ennemis avec une armée d’anges, mais qui choisit de donner sa vie en restant dans l’amour et le pardon jusqu’au bout. Il est le « roi des juifs », comme cela est écrit sur sa croix, d’où il prie : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » ! (Luc 23,34)

A sa suite, nous sommes appelés à tout mettre en œuvre pour pardonner ou demander pardon, à chercher à nous réconcilier avec tous, en expulsant de notre cœur tout ressentiment et désir de vengeance.

 

Le mystère du refus du repentir

Cependant Dieu continue à être présent dans la vie de Caïn.

D’abord il l’interpelle : « Où est ton frère Abel » ?

A Adam, Dieu avait posé cette question : « Où es-tu » ? Mais maintenant la question de Dieu se pose sous l’angle de la question sociale de la fraternité : « Où est ton frère ».

Caïn fait taire cette question qui lui donnait une chance de reconnaître sa faute. Il répond de manière effrontée « Suis-je le gardien de mon frère » ? Le gardien d’un frère, lequel est le gardien d’un troupeau !

Adam doit garder le jardin. Caïn doit garder son frère. Il doit aussi garder son cœur. Je ne peux garder mon frère si je ne garde pas mon cœur ouvert à Dieu… et fermé au péché et aux suggestions du démon.

Voici une autre énigme : pourquoi Caïn a-t-il été incapable de reconnaître ses torts ? Pourquoi ce refus de la repentance ? Pourquoi cet étouffement de la conscience ?

Caïn nous conduit à un quatrième grand mystère : celui du refus de demander pardon à Dieu et à son prochain.

Même après que Dieu lui aura annoncé qu’il sera errant et vagabond sur cette terre (Il sera fugitif – Nad en hébreu – dans le pays de Nod, le lieu de l’errance et de l’instabilité), Caïn ne regrette pas son acte, mais il tombe dans la tristesse à cause de la sévérité de sa punition. Il est triste, mais ne se repent pas ! C’est une « tristesse selon le monde qui produit la mort » et non une « tristesse selon Dieu qui produit un repentir qui conduit au salut » (2 Cor 7,10).

Un psychologue juif, Gustave Gilbert, avait accompagné les grands criminels nazis après leur condamnation au tribunal de Nuremberg, jusqu’à leur exécution. Il a été frappé par le fait qu’aucun finalement ne se repente de ses terribles actes.[12]

 

Le mystère de la patience de Dieu

Et finalement voici le cinquième mystère sur lequel je voudrais conclure.  Caïn s’en va vivre « loin de la face du Seigneur », mais Dieu continue à l’aimer. C’est même, selon Von Rad, « le comble du mystère de cette histoire ».[13] En dépit du repliement sur soi de Caïn et de sa fermeture à l’amour, Dieu ne l’abandonne. Il continue à être présent dans sa vie et met un signe sur lui pour le protéger.

En dépit de toutes leurs transgressions, leurs violences et leurs crimes pour lesquels ils seront jugés par les tribunaux des hommes, les compagnons de Caïn ne s’appartiennent pas eux-mêmes, mais à Dieu.

Ils restent des créatures à son image.  A Dieu seul appartient le jugement des cœurs et jusqu’au bout il les appelle à se tourner vers lui pour recevoir son pardon.

Le récit de Caïn et Abel, en définitive, nous appelle à reconnaître la bonté et la patience de Dieu qui nous pousse à ne pas répéter le péché de Caïn : à passer du ressentiment à la repentance et au pardon, pour vivre dans la reconnaissance : « Méprises-tu les richesses de la bonté (de Dieu), de sa patience et de sa longanimité, ne reconnaissant pas que la bonté de Dieu te pousse à la repentance ? » (Rom 2,4).

Un ami, Giovanni Gaïta, prêtre orthodoxe russe, écrit de Moscou, le 2 mars dernier : « Russes et Ukrainiens sont orthodoxes, frères dans la foi : leurs ancêtres ont été baptisés ensemble, à Kiev, appelée en russe la « mère des villes russes ». La semaine prochaine marque le début du Carême pour les orthodoxes, un temps fort, généralement très ressenti par les fidèles. La veille, ce dimanche, sera le  » dimanche du pardon  » : avant d’entrer en Carême, chaque croyant orthodoxe demande et accorde le pardon à tous ses frères et sœurs. Serons-nous capables d’arrêter la guerre avant cela » ?[14]

Oui, prions pour que les Caïns d’aujourd’hui se tournent vers Dieu et entendent l’appel universel à la fraternité : « Qu’as-tu fait de ton frère » !

Durant ce temps de carême, prions les uns pour les autres, afin que, nous aussi, nous entendions cet appel en nous pardonnant réciproquement !  

 

Prière

« Adam, où es-tu » ?

« Caïn, qu’as-tu fait de ton frère » ?

Ces deux questions continuent à retentir tout au long de l’histoire.

Aujourd’hui, Seigneur, tu les poses à nouveau à chacun.

 

« Où es-tu » ?

Comment est-ce que je reçois et vis ta Parole ?

Comment est-ce que j’écoute ta voix dans ma conscience ?

Est-ce que je vis à découvert devant toi ?

 

Qu’as-tu fait de ton frère ?

Est-ce que je pratique la justice, aime la miséricorde et marche dans l’humilité ?

Est-ce que je m’abstiens de juger mon frère, ma sœur et prend sa défense ?

Est-ce que j’arrive à surmonter l’amertume dans la déception ?

 

Toutes ces questions sont tellement actuelles, Seigneur.

Et tu sais parfaitement où j’en suis et ce que j’ai fait avec mon prochain.

Alors je me présente à nouveau devant toi, ce matin

et désire me rendre transparent à toi.

Que je me laisse traverser par ton Esprit durant ce moment de silence

pour recevoir ton amour et ton pardon !

[1] https://orthodoxie.com/appel-du-metropolite-de-kiev-et-de-toute-lukraine-onuphre-aux-fideles-et-aux-citoyens-ukrainiens/

[2] Il est intéressant de lire que c’est aussi la perspective du Coran qui fait d’Abel le croyant qui refuse d’utiliser la violence : « Si tu étendais vers moi ta main pour me tuer, moi, je n’étendrais pas ma main vers toi pour te tuer. En vérité, je crains Dieu le Seigneur des mondes ». (Sourate 5,31)

[3] Cf. Jean-Guilhem Xerri, Prenez soin de votre âme, Petit traité d’écologie intérieure, Cerf, Paris, 2018

[4] https://fr.unesco.org/70years/construire_paix

[5] https://orthodoxie.com/message-du-doyen-de-linstitut-de-theologie-orthodoxe-saint-serge-a-loccasion-de-la-reprise-de-la-guerre-russo-ukrainienne/

[6] Note de la Traduction œcuménique de la Bible sur ce verset.

[7] Gerhard Von Rad, La Genèse, Labor et Fides, Genève, 1968, p. 102

[8] Martin Luther, W.A. XLII, 193

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_guerres_contemporaines

[10] Ukraine-Russie : des éléments théologiques pour penser la guerre. Réforme, 24.2.2022. https://www.reforme.net/theologie/2022/02/24/ukraine-russie-des-elements-theologiques-pour-penser-la-guerre/

[11] François Bovon, L’Évangile selon saint Luc, III, Labor et Fides, Genève, 2010, p. 262

[12] Gustave Gilbert, Journal de Nuremberg, 1948. Cf https://www.alleedescuriosites.com/journal-de-nuremberg-gustave-gilbert

[13] Op. cit. p. 106

[14]  https://www.cittanuova.it/guerra-ucraina-testimonianza-mosca/?ms=003&se=025


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